Jean-Marc Sauvé

Vice-président honoraire du Conseil d’État

Jean-Marc Sauvé

Vice-président honoraire du Conseil d’État

PubliĂ© le : 05/10/2024

8 minutes

analyse

Jean-Marc SauvĂ© : nos vies sont l’histoire d’une rencontre avec Dieu

Jean-Marc SauvĂ©, vice-prĂ©sident honoraire du Conseil d’État, nous a fait l’honneur et la joie de venir au MCC nous confier avec humilitĂ© quelques souvenirs de sa riche carrière pleinement dĂ©diĂ©e au service de l’État et du bien commun… pour servir Dieu. De ses parents Ă  son devoir d’état, Ă  ses exigences d’intĂ©gritĂ© et d’éthique, sa foi est un cheminement, une boussole qui donne sens et unifie son existence.  

La rĂ©daction : Comment avez-vous vĂ©cu votre foi dans vos responsabilitĂ©s de haut fonctionnaire ? 

Jean-Marc SauvĂ© : J’étais soumis Ă  deux principes fondamentaux applicables aux fonctionnaires : le devoir de rĂ©serve et le respect de la laĂŻcitĂ©. Depuis quelques annĂ©es, les fonctionnaires chrĂ©tiens sont confrontĂ©s Ă  la contrainte supplĂ©mentaire de la sociĂ©tĂ© de communication et des rĂ©seaux sociaux. On est passĂ© d’un monde dans lequel on pouvait segmenter (je ne dis pas dissimuler) sa vie, de manière Ă©tanche, Ă  un monde qui efface les barrières entre vie privĂ©e et vie publique.  

Lorsque j’étais SecrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Gouvernement, je suis intervenu Ă  l’aumĂ´nerie de Sciences Po. J’étais absolument certain que ce que je disais ne reviendrait pas le lendemain aux oreilles du service de communication du Premier ministre. Maintenant, c’est beaucoup plus incertain et problĂ©matique. Lors d’une rĂ©union, on peut ĂŞtre enregistrĂ© Ă  son insu, mĂŞme si on a demandĂ© qu’il n’y ait pas d’enregistrement et cet enregistrement peut se retrouver immĂ©diatement sur un rĂ©seau. Ă€ l’inverse, un homme public peut scĂ©nariser sa vie privĂ©e. Alors qu’il ne s’occupe pas de sa famille, il peut par exemple faire venir la presse un samedi matin Ă  un petit-dĂ©jeuner avec ses enfants dans un cafĂ© du centre-ville oĂą il est Ă©lu. 

La rĂ©daction : RĂ©trospectivement, pouvez-vous dire que votre foi, que vous n’avez jamais cachĂ©e, vous a aidĂ© Ă  ĂŞtre ce que vous ĂŞtes devenu dans votre vie professionnelle ? 

J.-M. S. : Sans revendiquer ma foi chrĂ©tienne, mon histoire personnelle – j’ai Ă©tĂ© novice chez les jĂ©suites – faisait qu’avant mĂŞme les rĂ©seaux sociaux, tout le monde savait que j’étais catholique. J’ai toujours Ă©tĂ© le « catho de l’assemblĂ©e ». J’avais droit Ă  des blagues anticlĂ©ricales et l’auteur de la blague s’excusait hypocritement. 

MĂŞme si j’ai Ă©tĂ© un « thala », je n’ai pas toujours eu la mĂŞme foi et la mĂŞme pratique au cours de mon existence. Mais en 2001, Ă  52 ans, j’ai subi l’ablation d’une partie d’un poumon avec une forte prĂ©somption de cancer ; cette incertitude a durĂ© plusieurs semaines. Ce temps a changĂ© ma vie. Dans l’annĂ©e qui a suivi mon opĂ©ration, devant effectuer des exercices physiques, j’allais Ă  pied de mon domicile Ă  mon bureau. Cette heure de marche fut tous les matins un temps de prière. En un an, j’avais parcouru 1200 kms… un peu le chemin de Saint Jacques de Compostelle ! Après cette opĂ©ration, je suis allĂ© rĂ©gulièrement au Centre Sèvres le mercredi soir après le Conseil des ministres pour assister au cours d’Écritures Saintes du Père Beauchamp.  

Si tout le monde m’a regardĂ© comme le « catho de service », cela n’a pas toujours Ă©tĂ© le cas. Une vie n’est pas une ligne droite. Je ne suis pas un fan de Claudel. Mais c’est lui qui a Ă©crit que Dieu Ă©crit droit avec nos lignes courbes. Il n’y a pas une absolue continuitĂ© mĂŞme si, quand on arrive au terme de sa vie, ce qui est mon cas, on a tendance Ă  penser que cela a Ă©tĂ© complètement rectiligne. 

La rĂ©daction : Vous avez expliquĂ© cette Ă©tape d’interrogation de votre ĂŞtre chrĂ©tien. Dans les Ă©preuves professionnelles que vous avez dĂ» traverser, avez-vous senti cette force qu’on appelle la foi ? 

J.-M. S. : Je pense que la foi est une boussole. Elle conduit Ă  modifier le regard que l’on a sur l’existence. Je suis un peu johannique — il y a le Monde et le Royaume â€” mais pas complètement, je ne suis pas dans une opposition frontale entre les deux. Ainsi, dans toute vie professionnelle, il y a des principes directeurs qui n’ont rien de spĂ©cifiquement catholique, mais qu’un catholique doit respecter.  

J’ai essayĂ© de vivre l’esprit du DĂ©calogue. J’ai eu la chance de n’avoir jamais eu de difficultĂ©s pour accĂ©der aux postes que j’ai occupĂ©s. Autrement dit, je n’ai jamais tuĂ© père et mère pour arriver lĂ  oĂą je suis arrivĂ© ! Cela finit par se savoir et vous valoir une forme de respect. Au-delĂ  du DĂ©calogue (« tu ne tueras », « tu ne convoiteras pas ce qui appartient Ă  autrui Â» : c’est dĂ©jĂ  beaucoup de prendre au sĂ©rieux ces prescriptions…), l’approfondissement de l’Alliance implique le respect des personnes, le pardon, le service du prochain, cela Ă©tant aussi bien compris par mes entourages professionnels. 

La foi aide aussi Ă  prendre de la distance et Ă  ne pas absolutiser les enjeux d’une carrière. J’ai toujours eu une certaine distance intĂ©rieure face Ă  ces enjeux. Je pense que la foi aide Ă©galement Ă  gagner de l’unitĂ© et de la libertĂ© intĂ©rieure. S’est imposĂ©e Ă  moi avec une grande force l’idĂ©e que nos vies personnelles sont l’histoire d’une rencontre avec Dieu et la prise de conscience d’une attente de Dieu Ă  notre Ă©gard. Cette rencontre, aussi imparfaite et obscure soit-elle, est source de joie et de libertĂ©. Elle unifie nos existences, elle change la vie, sans ĂŞtre une contrainte morale. Pour moi, l’un des enjeux de la vie chrĂ©tienne est d’être en capacitĂ©, dans le monde tel qu’il est, de refuser le triple absolutisme de l’argent, du pouvoir (ou de la domination) et de l’hĂ©donisme. Ce sont des idolâtries que la Bible ne cesse de dĂ©noncer et des impasses existentielles et Ă©thiques, d’autant plus qu’elles sont poussĂ©es au paroxysme. VoilĂ  ce que j’ai compris. J’ai aussi cette conviction profonde qui est insĂ©parable de ma foi : il nous faut ĂŞtre complĂ©tement dans le monde sans ĂŞtre du monde, au sens johannique du terme. Dans la vie civile ou professionnelle, c’est, par exemple, ĂŞtre diffĂ©rent (je n’ai pas eu Ă  me forcer pour l’être), respecter les personnes et pratiquer l’humilitĂ© d’une manière qui ne soit pas affectĂ©e. 

Il nous faut être complètement dans le monde sans être dans le monde.

La rĂ©daction : Vous avez publiĂ© une tribune dans Le Monde sur l’euthanasie. Pourquoi l’avoir Ă©crite ? Quelles ont Ă©tĂ© les rĂ©actions ? 

J.-M. S. : J’ai cherchĂ© Ă  rĂ©pondre Ă  la question de savoir quels sont les impacts du projet de loi sur la fin de vie sur la sociĂ©tĂ© et sur la mĂ©decine. Mon approche de l’euthanasie est une approche civique et sociale. Elle n’est en rien religieuse. Ce qui m’impressionne, c’est la ruse dont fait preuve la sociĂ©tĂ© libĂ©rale pour se dĂ©barrasser des personnes dont la vie ne vaudrait plus d’être vĂ©cue. Elle a trouvĂ© un formidable alibi : l’auto-dĂ©termination de la personne qui devrait pouvoir choisir sa mort. VoilĂ  pour la motivation « noble Â». Mais lĂ  oĂą des Ă©tudes ont Ă©tĂ© faites, que voit-on ? L’euthanasie « bĂ©nĂ©ficie Â» en prioritĂ© aux plus pauvres et aux plus dĂ©munis Ă  qui l’on refuse les moyens de vivre dĂ©cemment. Le gouvernement canadien qui a le mĂ©rite de la franchise chiffre aussi les importantes Ă©conomies que sa lĂ©gislation permet de faire. Avec l’euthanasie, on peut en effet rĂ©gler les problèmes de financement de la dĂ©pendance, de l’assurance maladie et peut-ĂŞtre mĂŞme de l’assurance vieillesse. De plus, on accĂ©lère la transmission des patrimoines, ce qui est Ă©conomiquement bĂ©nĂ©fique. OĂą est la libertĂ© individuelle tant revendiquĂ©e par les partisans de l’aide active Ă  mourir ? N’est-ce pas plutĂ´t la sociĂ©tĂ© ou les familles qui inculquent insidieusement aux personnes âgĂ©es ou dĂ©pendantes qu’elles ont fait leur temps et qu’elles ne sont plus utiles en rien ? Je crois profondĂ©ment que l’on arrive Ă  une rupture anthropologique majeure si l’on substitue la distribution de doses lĂ©tales au soin, Ă  la bienveillance et Ă  la solidaritĂ©.  

L’euthanasie « bénéficie » en priorité aux plus fragiles à qui l’on refuse les moyens de vivre décemment.

La rĂ©daction : Vous avez acceptĂ© la mission de la Commission indĂ©pendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique (CIASE). Votre foi a Ă©tĂ© mise Ă  rude Ă©preuve … 

J.-M. S. : Le plus dur a Ă©tĂ© de lire et d’entendre les tĂ©moignages des victimes. C’est un chemin de douleur que de dĂ©couvrir ces vies abĂ®mĂ©es ou dĂ©truites, cet empĂŞchement de vivre et d’être. Je ne m’en suis pas remis. La dramatique histoire des agressions sexuelles dans l’Église nous replace en fait au cĹ“ur du mystère pascal. C’est cela que, dans la douleur, avec ma femme, j’ai appris à reconnaĂ®tre. Il nous faut traverser la mort, descendre au tombeau pour renaĂ®tre et revivre. 

Propos recueillis par Sylvie de Roumefort et Bertrand Hériard

Pour aller plus loin

Partager sur les réseaux