Vincent Destival

Délégué général du Secours Catholique-Caritas France

Vincent Destival

Délégué général du Secours Catholique-Caritas France

PubliĂ© le : 25/03/2022

9 minutes

point de vue

Vincent Destival : on ne peut accepter que le poids des transformations repose d’abord sur les plus pauvres 

Vincent Destival est dĂ©lĂ©guĂ© gĂ©nĂ©ral du Secours Catholique-Caritas France depuis septembre 2019, après une carrière de haut-fonctionnaire spĂ©cialisĂ© dans les politiques sociales. Il rĂ©agit au thème de notre prochain Congrès, « Passeurs d’avenir, tous au travail ! Dialoguer, s’engager, rĂ©inventer Â», avec, en toile de fond, les profondes mutations du monde du travail marquĂ© notamment par l’enjeu d’inclusivitĂ©.

Comment entendez-vous ce thème, tout spĂ©cialement au regard des ruptures ou transitions identifiĂ©es par le MCC dans ses travaux prĂ©paratoires du Congrès ?

Je ne parlerais pour le moment ni de ruptures, ni de transitions mais plutĂ´t de reproduction du passĂ©. Le monde d’après ressemble encore Ă©trangement Ă  celui d’avant ! En attendant j’emploierais plutĂ´t le terme de transformations en cours, que ce soit sous l’impact de nouvelles technologies et, par exemple, d’un nouveau rapport au travail au regard des jeunes gĂ©nĂ©rations. Et il y a bien sĂ»r l’urgence climatique face Ă  laquelle les hommes sont bien inĂ©gaux.

Transformations dans un contexte particulier, celui d’une pandĂ©mie et d’une crise sanitaire majeure. Quelles premières leçons en tirez-vous dans le domaine du travail ?

Le choc a Ă©tĂ© brutal. Cette crise sanitaire est rĂ©vĂ©latrice Ă  plus d’un titre de l’état de notre marchĂ© du travail qui fonctionne Ă  plusieurs vitesses. La crise sanitaire a rappelĂ© les fragilitĂ©s structurelles en ce domaine. Une crise, exposant en première ligne, comme il a Ă©tĂ© dit, celles et ceux qui font marcher en partie notre Ă©conomie, sans bĂ©nĂ©ficier des mĂŞmes garanties. Concrètement nous avons reçu dans les permanences du Secours Catholique un grand nombre de ces personnes sans protection ou quasi : auto-entrepreneurs, travailleurs vivant de petits boulots et personnes en situation irrĂ©gulière. Celles et ceux qu’en France on a choisis pour servir de « variable d’ajustement Â» sur le marchĂ© de l’emploi en perpĂ©tuel adaptation. Soit 10 Ă  15 % des travailleurs. Or j’observe qu’à la suite notamment de la rĂ©forme de l’assurance chĂ´mage, la protection sociale et les droits de ces travailleurs les plus prĂ©caires, sont rĂ©duits, petit Ă  petit. Qui peut accepter que ce soit ces populations prĂ©caires, donc Ă  protĂ©ger, qui doivent porter le poids de nos incertitudes ?

Dans ce contexte comment conjuguer ces transformations et la visĂ©e de la justice sociale inscrite dans nos fondamentaux ?

Pour le moment j’estime que l’on s’en Ă©loigne : les Ă©carts et les inĂ©galitĂ©s s’accroissent. Les indicateurs statistiques nous confirment que les 5 % des plus pauvres de nos concitoyens ont, en fait, perdu du pouvoir d’achat au cours des dernières annĂ©es, Ă  la diffĂ©rence du reste des autres catĂ©gories de la population française. Aujourd’hui on laisse se creuser ces Ă©carts, notamment en ne revalorisant pas le RSA. C’est un choix idĂ©ologique : pour qu’il y ait plus de monde au travail, il s’agirait de rĂ©duire l’écart entre ce que l’on perçoit sans travailler et ce que l’on gagne en travaillant. Alors qu’au contraire, ce que demandent les plus exclus, c’est de pouvoir apporter leur contribution Ă  notre sociĂ©tĂ©. On ne peut accepter que le poids des transformations repose d’abord sur les plus pauvres.

Quel Ă©cho reçoit pour vous le titre principal du Congrès de Nantes, « Tous au travail Â» ?

Nous ne sommes plus dans le domaine de l’utopie. De récentes expérimentations de terrain démontrent que l’on a raison d’y croire. Je veux parler des programmes menés dans une vingtaine de territoires sous l’appellation zéro chômeurs de longue durée. Des personnes supposées non-employables reprennent une activité et confiance en elles. C’est une grande nouvelle et un des programmes que soutient aujourd’hui le Secours Catholique. Il est possible d’aller plus vite pour généraliser cette expérimentation.

Peut-on alors estimer que nous pouvons aussi ĂŞtre tous frères et sĹ“urs en entreprise ?

Nous sommes appelĂ©s Ă  le devenir. ĂŠtre attentifs Ă  ce que chacune et chacun puisse grandir dans l’exercice de son activitĂ© et de la mission qui est la sienne. C’est dire Ă  la suite du philosophe Emmanuel Kant : il faut toujours regarder l’humanitĂ© non seulement comme un moyen mais aussi comme une fin. Une autre manière de dĂ©cliner cette utopie de la fraternitĂ©.

Comment les cadres doivent en porter plus particulièrement la responsabilitĂ© ?

Il s’agit de grandir dans le travail et les relations qu’on y exerce, c’est une utopie nécessaire. Les managers sont concernés comme d’autres, en étant attentifs à la croissance de chacun, sous le signe du bien commun. Cette visée d’un responsable se heurte parfois à des difficultés. Pour bien discerner l’intérêt de chacun et du groupe il faut donc prendre le temps de s’arrêter pour réfléchir. Devant des choix qui déchirent, la prière a été pour moi une ressource essentielle pour trouver un chemin de paix.

En quoi les rĂ©centes encycliques du pape François peuvent-elles nous aider sur ces voies ?

Ă€ divers titres. L’une de mes clĂ©s de lecture de Laudato Si est qu’elle met en lumière une thĂ©ologie de la relation. Dans Fratelli Tutti je relève le critère ultime proposĂ© Ă  chacun : quelle place faisons-nous aux plus pauvres ? Pour l’honorer cela demande du temps et de se dessaisir de nos idĂ©es reçues sur ces personnes. J’ai parcouru moi-mĂŞme ce chemin dans mon travail d’économiste. En me confrontant de plus en plus Ă  la rĂ©alitĂ© par exemple des travailleurs les plus fragiles et des exclus du monde du travail.

Un congrès doit-il rĂ©pondre Ă  l’impĂ©ratif de la rencontre des travailleurs notamment prĂ©caires et des exclus du travail pour honorer l’ambition du verbe dialoguer ?

C’est une garantie pour sortir de l’entre soi. Mon expĂ©rience (cf. encadrĂ©) a confirmĂ© que c’est ainsi qu’il est possible de dĂ©passer bien des idĂ©es reçues et de se remettre en cause, sinon se convertir Ă  un rĂ©el changement personnel et collectif. La rencontre ne se vit pas dans les livres. Un congrès doit oser ces rencontres et ces dialogues. Nous vivons dans une sociĂ©tĂ© oĂą les uns et les autres croisent des personnes, qui pour l’essentiel, leur ressemblent. Or les pauvres aussi nous invitent Ă  ces rencontres. L’enjeu de ces dialogues est plus large : remettant en cause nos prĂ©jugĂ©s, nous pourrons mieux peser sur les politiques publiques. Que ce soit dans le domaine du travail, d’un revenu d’existence dĂ©cent par exemple.

Dans ce sens un congrès doit-il faire entendre un point de vue ?

Cette question de la justice sociale doit ĂŞtre portĂ©e le plus largement possible. Combien plus par ceux qui sont en responsabilitĂ© dans le monde du travail ! Il ne s’agit pas de rĂ©server ce que l’on rĂ©sume parfois par l’action de plaidoyer aux seules associations caritatives et ceux qui sont au cĂ´tĂ© des plus pauvres. Les textes du concile Vatican II et la doctrine sociale sont clairs en ce sens : ce n’est pas une option pour les chrĂ©tiens.

Jusqu’à l’agir des chrétiens jusque dans le champ politique, une dimension à laquelle vous avez consacré un mémoire lors de vos études de théologie.

Il suffit de relire Gaudium & spes, un des grands textes du concile Vatican II et de puiser dans la véritable mine qu’est la doctrine sociale de l’Église. Le pape François nous rappelle également qu’on ne peut parler de fraternité tant qu’un seul est exclu. Voilà le critère pour s’engager en politique. Quant aux modes d’engagements ils doivent être prophétiques, en joignant le geste à la parole. C’est cette cohérence qui doit nous guider qui traduit une sagesse tournée vers le cri des pauvres. Les jeunes générations sont particulièrement sensibles à cette quête de cohérence. Relisez l’épisode de la guérison de Bartimée dans le récit de l’aveugle de Jéricho. Nous nous reconnaissons dans cette foule qui suit Jésus. Mais Jésus lui dit de s’arrêter pour regarder celui qui reste au bord de la route et pour l’appeler. Aujourd’hui encore, nous sommes invités à nous arrêter, à regarder, à appeler. C’est là pour moi un geste prophétique pour aujourd’hui.

Un geste prophĂ©tique qui va au-delĂ  des frontières du local ?

La fraternité n’a pas de frontière. Et de plus, ce qui se passe ailleurs qu’en France nous permet d’évaluer notre propre situation. C’est ainsi que nous relativisons nos manières d’action et de vie en société. Dans un environnement plus individualiste comme la nôtre nous apprenons beaucoup, par exemple, des modes communautaires développés en d’autres continents.

Propos recueillis par Robert Migliorini, comité de rédaction

Des statistiques aux visages de la rencontre

« Ma vie professionnelle est marquĂ©e par le souci des grandes politiques sociales Â» assure Vincent Destival. C’est ce qui a conduit ce polytechnicien de formation diplĂ´mĂ© de l’Ensae Ă  choisir Ă  ses dĂ©buts l’Institut national de la statistique et des Ă©tudes Ă©conomiques (Insee) pour suivre les questions de l’emploi. Des cabinets ministĂ©riels comme conseiller technique Ă  la direction d’institutions comme l’Afpa (formation professionnelle des adultes), l’Unedic (l’organisme qui gère l’Assurance chĂ´mage), en passant par l’échelon local au conseil rĂ©gional des Pays de Loire, en charge de la formation professionnelle. BĂ©nĂ©vole durant une dĂ©cennie dans une des antennes parisiennes du Secours Catholique, Vincent Destival y a confortĂ© ses convictions concernant la nĂ©cessitĂ© de rencontrer les personnes prĂ©caires. Il a Ă©galement obtenu en suivant le cycle dĂ©diĂ© aux laĂŻcs, un baccalaurĂ©at canonique de thĂ©ologie, Ă  l’Institut catholique de Paris. Comme il le partage encore, les visages concrets ont remplacĂ© petit Ă  petit les seules statistiques.

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