
Daphné Vauclin
DRH et coach interne

Daphné Vauclin
DRH et coach interne
point de vue
L’IA a tué la lettre de motivation (et c’est tant mieux)
L’arrivée de l’intelligence artificielle dans le champ de la recherche d’emploi transforme profondément la manière d’évaluer les candidats. Derrière l’apparente uniformisation des candidatures, c’est toute la logique de sélection qui doit être repensée.
Depuis quelque temps, les recruteurs s’en étonnent : les lettres de motivation sont devenues impeccables. Plus une faute, une structure parfaite, des phrases calibrées, des formules polies. Ce niveau d’excellence soudain n’est pas le fruit d’une conversion massive à la rigueur stylistique, mais l’effet de l’usage généralisé d’outils d’intelligence artificielle comme ChatGPT.
Derrière ces candidatures « augmentées » se pose une question troublante : assistons-nous à la généralisation de la triche ou à une forme inédite d’élimination des biais de recrutement ?
La disparition des repères habituels
Il faut l’admettre : ces lettres « parfaites » perdent en singularité ce qu’elles gagnent en qualité. Les tournures se répètent, les superlatifs s’empilent, les formulations deviennent interchangeables. Ce polissage artificiel a un effet inattendu : il brouille les repères sur lesquels reposaient, souvent inconsciemment, nos jugements de sélection.
Longtemps, les fautes, les maladresses, le ton mal assuré servaient de filtre implicite. On les confondait avec un manque de rigueur ou d’intelligence. Or, ces critères ont pu exclure des candidats très compétents, simplement peu à l’aise avec les codes écrits. L’IA générative gomme ces différences. En nivelant la forme, elle oblige les recruteurs à se concentrer sur autre chose : le fond, le parcours, la cohérence d’un projet.
C’est, en un sens, un progrès : l’IA redonne une chance à ceux que la forme desservait.
Reste la question de la sincérité : comment évaluer la motivation réelle d’un candidat quand la lettre ne dit plus rien de personnel ? Mais au fond, est-ce vraiment nouveau ? La rédaction de la lettre de motivation était déjà un exercice convenu, révélateur davantage de la maîtrise des codes que des aspirations profondes de son auteur.
Concernant l’usage de l’IA, une question peut être posée : si tout le monde « triche », est-ce encore de la triche ? Si chaque candidat utilise l’IA pour se présenter sous son meilleur jour, ne fait-il que s’adapter à un système qui valorise depuis toujours la mise en scène de soi ? L’IA ne ferait alors que rendre visible une hypocrisie ancienne : celle d’un recrutement qui prétend chercher l’authenticité, tout en exigeant la conformité.
La vraie question de l’équité
Mais derrière cette interrogation sur la sincérité se profile un enjeu plus discret, mais tout aussi essentiel : celui de l’équité. Car si la lettre de motivation apportait peu d’éléments réellement pertinents pour juger une candidature, elle constituait, à mon sens, un facteur d’inégalité : certains pouvaient faire relire leur texte par un proche diplômé, un mentor, un « parent RH » ; d’autres apprenaient seuls, dans l’urgence, les codes implicites du monde du travail.
L’usage des IA génératives dans les candidatures peut éliminer ce facteur d’inégalité. Mais en gommer les différences de style ne résout pas tout. La difficulté est déplacée : ce n’est plus la forme qu’il faut départager, mais la substance.
Repenser la sélection : du tri rapide au discernement réel
Si notre système de recrutement valorisait d’abord la forme — la maîtrise du langage, la conformité au ton attendu — parfois davantage que la compétence ou l’envie d’apprendre, l’usage généralisé de l’IA nous oblige à revoir nos critères.
Privés de ces repères formels, les recruteurs ne peuvent plus se réfugier derrière la belle phrase ou la syntaxe irréprochable. Eux aussi doivent évoluer, apprendre à questionner autrement, à discerner au-delà des apparences. En somme, ils doivent, eux aussi, devenir « augmentés » : non pas (seulement) par la technologie, mais par un effort accru d’écoute, d’analyse, de discernement ou par la mise en œuvre de processus de sélection plus créatifs, moins faciles à tromper. Ou simplement accepter de donner leur chance à plus de candidats en les conviant à un premier échange et aviser ensuite.
C’est plus long, peut-être moins « efficient », mais c’est dans ses nouveaux interstices que se cachent peut-être les pépites qui seraient peut-être passés sous les radars à l’ère de la toute-puissante lettre de motivation.
Les IA génératives ne menacent pas l’authenticité du recrutement. Elles révèlent, au contraire, ce que celui-ci a toujours eu de superficiel.
L’IA n’a pas effacé la sincérité : elle a simplement mis fin à l’illusion qu’elle se lisait encore dans une lettre. À nous de remettre au centre ce qui compte vraiment : la rencontre et la curiosité pour les parcours singuliers.


