Marcel Rémon
Jésuite, directeur du Ceras et de la Revue Projet

Marcel Rémon
Jésuite, directeur du Ceras et de la Revue Projet
enseignement social
Laudato Si’ renouvelle la pensée sociale chrétienne
En réaffirmant l’interdépendance entre préservation de l’environnement, justice sociale et éthique chrétienne, Laudato Si’ permet une réarticulation des principes fondamentaux de la pensée sociale chrétienne, notamment autour de la question du travail.
La doctrine sociale de l’Eglise avait trouvé un aboutissement sur la question du travail avec l’encyclique de Jean Paul II Laborens exercens (1981). L’être humain n’est pas un objet mais un sujet, il est au centre du travail : « Le sujet propre du travail reste l’homme » (LE, 5). Le pape y parle de domination et de dignité de l’homme : « Il faut [définir la dignité du travail humain] en ayant toujours sous les yeux l’appel biblique à “soumettre la terre” (Gn 1,28), par lequel s’est exprimée la volonté du Créateur, afin que le travail permette à l’homme d’atteindre cette “domination” qui lui est propre dans le monde visible » (LE, 9). Pour Jean-Paul II, le monde est sous la seigneurie de l’être humain ; il fait allusion au psaume 8 de la création qui dit : « L’homme, tu l’as créé un peu moindre qu’un Dieu et tu as mis toutes choses à ses pieds, tu es le maître du monde ».
Etre gardien, une responsabilité
C’est dire si le pape François introduit quelque chose de nouveau dans Laudato Si’, en proclamant que l’activité humaine doit aussi prendre soin de tout le vivant, ainsi que du non vivant : « Toutes les créatures sont liées, chacune doit être valorisée avec affection et admiration, et tous en tant qu’êtres, nous avons besoin les uns des autres. » (LS 42). Suivant les pas de Saint François, Laudato Si’ remet ainsi en cause la hiérarchie entre Dieu, les humains et les non-humains, les vivants. L’homme ne va plus être le maître des ressources, pour les extraire et les façonner, tel le potier humanisant l’argile.
Ainsi, Laudato Si’ n’est plus un appel à la domination, mais à la responsabilité : « Il est important de lire les textes bibliques dans leur contexte, avec une herméneutique adéquate, et de se souvenir qu’ils nous invitent à “cultiver et garder” le jardin du monde (cf. Gn 2, 15). Alors que “cultiver” signifie labourer, défricher ou travailler, “garder” signifie protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller. Cela implique une relation de réciprocité responsable entre l’être humain et la nature » (LS, 63). On change de vocabulaire tout en restant dans la tradition de la dignité humaine.
Une reformulation des principes
L’apport de Laudato Si’ permet de reformuler les concepts de la pensée sociale chrétienne, singulièrement ceux s’appliquant à la réflexion sur le travail. C’est profondément un appel à :
- défendre la dignité humaine au travail à travers un travail décent, de qualité, digne et dignifiant, solidaire en humanité et avec le vivant ;
- défendre la justice sociale et environnementale, par de justes conditions de travail, respectueuses de la planète et promouvant la participation et la responsabilité de toutes et tous ;
- prendre soin du bien commun, via une organisation participative et ayant du sens (RSE, entreprise à mission, etc.). C’est aussi prendre soin de notre lieu de travail, de l’environnement, veiller à la durabilité de toutes les ressources ;
- promouvoir le développement humain intégral et une vision complète de l’homme, au-delà de la satisfaction de besoins matériels et incluant une relation respectueuse avec la nature ;
- défendre une solidarité sociale et environnementale : l’écologie intégrale ne se limite pas à la protection de l’environnement, elle est intimement liée à l’économie, la politique, la culture, la spiritualité, les questions sociales. La solidarité n’est plus limitée aux rapports interpersonnels ou nationaux, mais étendue à toute l’humanité, y compris les générations futures, et à la nature elle-même, l’ensemble du vivant. « Tout est lié » : la solidarité devient la clé pour résoudre à la fois les crises sociale et écologique, ouvrant la voie à une forme de solidarité globale, un partage équitable des efforts, des ressources et des biens de la Terre ;
- réaffirmer le principe de subsidiarité, l’importance de résoudre les problèmes à leur juste niveau, singulièrement aux échelles communautaire, locale et régionale, avant de recourir à des interventions supérieures. Le pape François plaide pour une régulation visant à limiter une exploitation aveugle et exacerbée des ressources localement, et à orienter l’économie vers un développement durable à l’encontre du modèle consumériste actuel.
Implications pour notre rapport au travail
François complète les propos de ses prédécesseurs en invitant à porter le regard sur le travail comme une œuvre de soin, d’attention, une réciprocité responsable entre l’homme et la nature. Les implications de ces réflexions sont nombreuses, par exemple si on promeut un travail de qualité, bien fait dont on peut être fier, digne, alors qu’un travail mal fait à cause du manque de temps ou de la pression détruit la dignité.
Lire aussi : La dignité dans le travail : les nouveautés de Laudato Si’
En 2019, à l’occasion des 100 ans de l’Organisation internationale du travail (OIT), le Ceras a organisé un colloque sur l’avenir du travail après Laudato Si’, fruit d’une recherche-action menée durant deux ans par un groupe international d’une trentaine d’acteurs sociaux, dont le MCC : ces travaux ont débouché sur la signature d’un manifeste pour un travail durable et décent.
Dans une intervention pour les Semaines sociales de France il y a quelques mois, j’ai développé le thème du « travail-soin » comme lieu d’alliance entre Dieu et l’humanité. Le travail-soin, c’est la vocation des travailleurs et travailleuses : ce qui est demandé à l’homme dans le jardin d’Eden, c’est de travailler ce jardin, non en domination mais en responsabilité. Le jardin qui nous est confié, c’est la Terre.
Ce jardin, c’est aussi nous-mêmes, notre relation à Dieu et à autrui. Dans les textes de résurrection, Jésus est d’ailleurs confondu avec le jardinier. Prendre soin, ordonner, ranger, c’est participer à l’acte de résurrection : au tombeau, le fait que les linges et le suaire aient été soigneusement rangés est le signe de la résurrection ! Dans le service du bien commun, il y a une sorte d’œuvre sacramentelle de résurrection qui s’exprime lorsqu’on prend soin du monde qui nous est donné.
Une nouvelle perspective sociale et écologique pour l’Église
Laudato Si’, son enseignement, son vocabulaire (chez François, la question des options sociales est emplie de spiritualité : au lieu de « voir », il parle de « contempler » au lieu de « juger », de « discerner », et au lieu d’« agir », il évoque l’amour ou la charité), marquent un renouveau dans la pensée sociale de l’Église.
Voir aussi : Laudato Si’ 10 ans après, quel regard sur cette encyclique ?
En intégrant profondément l’écologie dans la réflexion sociale, économique et éthique chrétienne, le pape François propose une vision renouvelée du développement humain qui intègre la sauvegarde de la planète, la justice sociale et la conversion spirituelle, offrant ainsi un cadre cohérent pour relever les défis mondiaux actuels.
Par cette approche globale et intégrale, Laudato Si’ invite à une transformation radicale des mentalités et des structures sociales, économiques et politiques, dans le respect de la dignité humaine et de la Terre.