Dominique Serra-Coatanea

Enseignante aux Facultés Loyola Paris

Dominique Serra-Coatanea

Enseignante aux Facultés Loyola Paris

Publié le : 26/05/2025

8 minutes

regard spirituel

Selon le Règne de Dieu, l’embauche vise l’inclusion de tous

La parabole des ouvriers de la dernière heure inverse les lois du travail dans la dynamique du Royaume qui vient. Dominique Serra-Coatanea, docteur en théologie, nous guide dans la compréhension de cette inversion des valeurs.

Lire cette parabole invite à interroger notre sens commun (Mt 20, 1–16). Quel est ce maître qui ne cesse de sortir sur la place pour embaucher pour sa vigne ? Comment comprendre ce choix de commencer par les derniers ? Ceux qui n’ont pas enduré le poids du jour reçoivent le même salaire, est-ce bien juste ? Que signifie être bon si ce n’est pas être juste ?

Ce texte nous scandalise et cet effet est volontaire : quelque chose de plus décisif est à découvrir dans cette inversion des règles communes de la justice. Une nouvelle articulation entre justice et charité est à l’œuvre dans la perspective du Règne de Dieu. Regardons de plus près cette situation de travail empêché « personne ne nous a embauché » (v.7) et les éléments qui composent ce récit.

Une embauche inclusive

Le maître de la vigne ne cesse de sortir sur la place, de constater le manque d’embauche et d’appeler à chaque heure du jour : serait-il le garant de la fructification de la vie et des vivants ? Ses multiples sorties, au moment clé de la journée, manifestent la permanence de cet appel : il est destiné à tous et ne peut se satisfaire de l’absence de propositions. Sa vigne est ouverte et infiniment hospitalière, tous peuvent et doivent y apporter leur labeur comme signe de leur appartenance à ce monde commun.

Et ce monde commun est organisé selon le droit et la justice. L’appel est clair : le salaire est contractuellement établit avec les premiers (un denier) et chacun est incessamment invité à entrer dans ce mouvement de la vie : « allez à ma vigne, vous aussi, et je vous donnerai ce qui est juste » (v.4).

Cette constance dans l’appel (embauche) est le signe que le Royaume est l’affaire de tous, personne ne peut en être exclu, nul n’est laissé pour compte, l’embauche est inclusive. Le maître s’engage et garantit l’exercice de la justice contractuelle. Alors pourquoi ce malaise construit par le récit selon Matthieu ?

Le salaire comme condition vitale

Un premier décalage majeur se donne à entendre au cœur de cette parabole relue en résonnance avec la manière sélective dont le monde du travail « gère » habituellement l’embauche. Le Royaume de Dieu n’est pas comparable au marché du travail. Le Royaume est comparable au maître qui ne cesse de sortir pour embaucher des ouvriers pour sa vigne.

Se donne ainsi à méditer une aventure de la rencontre vitale : pouvoir vivre, donner les moyens de vivre, inclure les laissés pour compte. C’est cela l’enjeu de l’embauche et du salaire, engendrer de la vie possible et féconde, avant d’être une vie de salarié !

Trois attitudes caractérisent la figure du maître : ne cesser de sortir ; créer un lien avec d’autres : embaucher et intégrer dans son cercle de vie ; déployer la vie, c’est-à-dire appeler à participer à cette tâche commune de fructification quand vigne / raisin / vin deviennent le « fruit de la terre et du travail des hommes ».

Ainsi, s’inverse le regard porté sur les hommes laissés pour compte sur la place : ils sont devenus des appelés (embauchés) ! Désormais, leur vie consiste à aller là où de la vie vivante s’ouvre pour eux que « personne n’avait embauchés ». De « personne » ils deviennent tous, unis par le même mouvement d’inclusion.

Dépasser le sens commun de la justice enraciné en nous

Ce mouvement est bel et beau. Toutefois, la parabole du Règne se poursuit et construit un point de bascule voire de malaise dans le dénouement de l’intrigue à la fin du jour : quelle est la juste rétribution pour ce travail différencié ? La narration de Matthieu nous fait passer d’une situation attendue selon les modes habituels de la justice (à chacun selon son dû) vers un impensé de la justesse. Du connu/attendu vers l’inconnu, un effet de révélation se noue derrière la fausse banalité de cette situation quotidienne.

Saurons-nous entendre l’extraordinaire de la vie selon le Royaume de Dieu ? Le narrateur choisit de passer par un dialogue de style direct avec les « premiers », ce qui accentue l’effet de « révolte morale » de ceux qui ont enduré le poids du jour et de la chaleur ! En effet, ils pensaient recevoir davantage. Leur raisonnement rejoint le sens commun de la justice enraciné en nous : comparer les situations, évaluer les différences, chercher la justice et le traitement équitable et estimer qu’il est juste et vrai de passer du contrat initial (1 denier) à une « prime » pour pénibilité et a minima de rémunérer en fonction des heures de travail effectives !

Or, la parabole prend à rebours cette notion de justice commutative. Elle donne à entendre une justice qui respecte le contrat de base (1 denier par jour) et n’est donc injuste avec personne. Mais une justice qui élargit l’espace des « élus », par inclusion de la logique du contrat dans la logique du Royaume qui est une logique d’Alliance. Ce qui est premier, c’est cette Alliance pour la vie et par la vie, donnée en abondance et à répartir équitablement entre les mains de tous, au titre, non du travail accompli mais de la transmission vitale. Que tous puissent participer à ce labeur commun est l’orient qui met en chemin.

Le travail : une logique d’alliance qui déborde la logique de contrat

Ce choix des derniers est inacceptable dans le registre d’une justice qui ne compose pas son exercice dans l’horizon de l’amour, d’une justice qui refuse de se laisser animer par le commandement d’aimer. Or, celui-ci est ce qui vivifie l’exercice de la justice en son cœur même. Car il s’agit, certes, d’assumer l’engagement de départ (le contrat passé) mais d’y inclure, non pas seulement quelques-uns, mais tous. Car dans l’ordre de l’amour qui guide et porte l’ordre de justice, tous ont même droit et même devoir de participer à l’œuvre commune, car tous sont filles et fils de cette terre et participent de son épanouissement.

La logique du contrat est débordée et portée par la logique de l’alliance, signe de cette avancée du Règne de Dieu. L’amour a une portée sociale de sortie de soi vers l’autre pour s’allier : « Aimer de tout de ton cœur, ton âme, de toute ta force » (Dt 6, 4) est l’horizon qui guide l’action du maître. Marcel Jousse traduisait : « aimer Dieu de tout ton cœur mémoire, de toute ta gorge récitante et de tous tes muscles vivants ». Son choix de traduction de l’hébreu biblique par ces « mots images » lui permettait de mieux rendre compte de la relation avec l’Unique : « une alliance de chair, une invitation à partager son haleine de vie pour que son souffle devienne nôtre. Un baiser »[1].

Convertir notre regard, faire fructifier une vie bonne pour tous

Cette attitude amoureuse, y compris dans les relations sociales, met à mal nos représentations du juste et de l’injuste. C’est le but même de ce texte que de mettre en crise nos imaginaires du « travailler plus pour gagner plus ». Dans le monde selon le Règne de Dieu, ce qui est décisif c’est de viser l’inclusion et l’exhaustivité : que tous puissent participer, c’est cela travailler à plus de justice sans léser personne. Le maître est implacable dans son diagnostic des résistances à la bonté : c’est le regard évaluatif et comparatif qui fausse la capacité humaine à se mettre à la place de l’autre et à ouvrir pour lui et avec lui les chemins du partage fraternel.

Que tous puissent participer, c’est cela travailler à plus de justice sans léser personne.

Ce qu’il y a de meilleur, faire fructifier ensemble la vigne de Dieu et les champs du monde, impose de convertir nos regards, nos imaginaires et nos structures pour apprendre à inclure un degré supplémentaire de charité dans nos règles de justice… Rien du travail de la justice n’est perdu mais tous sont inclus dans cette fructification d’une vie bonne pour tous.

[1] Sr Bénédicte de la Croix, Prions en Église, samedi 7 août 2021

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